Balade à Bé'eri

Le kibboutz Bé'eri a été fondé le 6 octobre 1946.

C'est donc aujourd'hui le 78ème anniversaire de sa fondation. Ses premiers membres étaient des scouts, des jeunes du mouvement Hanoar Haoved VeLomed, dont Berl Katznelson (1) qui en est le fondateur. C'est aussi à lui que l'on doit la Histadrout (2), et aussi la koupatrolim... (3) Et le Mapaï.(4) Un vrai père-fondateur, un écrivain, un journaliste, un éditeur et un visionnaire, un héros d'Israël. Il signait ses articles de ce nom, Bé'eri.

Voilà pourquoi le kibboutz porte ce nom. Un nom tiré de la Bible, le nom du père d'un prophète... Ari, également appelé Beara, est un personnage biblique. Il était prophète et père du prophète Osée ben Bari. (Il fut également le président de la tribu de Ruben, à l'époque où les dix tribus furent exilées par Teglath Plaser, roi d'Assyrie, comme le mentionne la Bible : Teglath Plaser, roi d'Assyrie, par qui Ari fut exilé avec les dix tribus d'Israël.)

Plus simplement, Bé'eri veut dire aussi "mon puits". 

Les premiers membres du kibboutz ont été rejoints l'année suivante par un groupe de survivants du terrible pogrom des Juifs de Bagdad, connu comme le massacre de Farhoud, début juin 41. Ils avaient fui l'Irak à pied en traversant le désert.

J'ai appris tout ceci en cherchant comment m'y rendre, mardi dernier : c'est à 11 km de Nétivot, une petite ville connue pour abriter le mausolée de Baba Salé, et à trois quarts d'heure de bus de Beersheva. Après Nétivot, il y a un embranchement, on quitte la route 25, on tourne à gauche pour rejoindre la 232, qui ressemble à l'une de vos petites routes départementales, et hop, après un court trajet en stop, j'étais arrivée. Des mois que je remettais ma visite à Bé'eri, l'appréhension, la peur même, d'avoir à affronter le regard des survivants. Ces gens, qui avaient vécu une épreuve si douloureuse, comment entrer en contact avec eux ?

En fait, ça a été très simple : arrivée au portail, je me suis vu opposer une fin de non-recevoir. Apprenant que je venais voir un membre du kibboutz, deux demoiselles, dans la guitoune, m'ont demandé son nom, que j'ai donné, m'ont ordonné de l'appeler, mais je n'ai pas pu le joindre, il avait une réunion sur zoom, je l'ai su ensuite... bref, niet. On n'entre pas. J'ai eu beau insister, dire que je venais de Beershéva pour lui souhaiter shana tova, y'a rien eu à faire. Franchement vous êtes dures, les filles, que j'leur ai dit, et là, elles m'ont répondu que c'est comme ça, depuis le 7 octobre, elles ont de nouvelles consignes, et qu'on ne fait entrer personne d'extérieur au kibboutz. Et vu ce qu'ils ont vécu, et la perte dans ces conditions atroces de plus d'une centaine de membres, finalement ça se comprend. Mais c'est quand même franchement parano. Non ?

Comme elles ont encore refusé l'entrée à quelqu'un d'autre, devant moi, une jeune femme, en lui indiquant le cimetière, je me suis dit qu'au moins j'allais pouvoir aller me recueillir sur la tombe des gens massacrés le 7 octobre, c'était l'occase, et j'ai embarqué dans sa voiture, il y avait quand même une petite trotte, deux ou trois kilomètres, on y a été tout de suite, en fait il y avait une cérémonie au cimetière du kibboutz, une jeune fille assassinée le 7 octobre, et qui avait été enterrée à Savion où il y a un cimetière militaire. Provisoirement. Par manque de place. Son corps avait été exhumé et cet après-midi, on l'enterrait, dans le kibboutz où elle était née.

Elle s'appelait Yarin Marie Peled. Elle était née le 8 avril 2003, elle avait 20 ans et demi quand elle a été assassinée à Nir-Oz, il y a bientôt un an.

Petit à petit, j'ai vu arriver environ une centaine de gens, plus, peut-être, certains en uniforme de Tsahal, d'autres avec des T.Shirts fabriqués pour l'occasion, représentant trois petits anges blancs, avec cette inscription, les anges de Nini. C'était son surnom, Nini. Un cortège d'ambulances est arrivé toutes sirènes hurlantes, ce que j'ai trouvé assez pénible, mais quelqu'un m'a expliqué qu'elle était ambulancière et que c'était en son honneur. Elle était volontaire au Magen David Adom, et avait rejoint l'armée, comme tous les jeunes dès qu'ils ont 18 ans. Elle était sergent. Le 7 octobre, elle a affronté les terroristes. 

La cérémonie a été très éprouvante, tout le monde avait le coeur serré et moi j'ai fini par pleurer sans pouvoir me retenir. C'était la dernière goutte d'eau à tomber dans le vase de mon chagrin accumulé cette dernière année. Trop de mauvaises nouvelles, trop d'enterrements de soldats, trop de shivas, trop de discours, trop de haine et trop de manifs anti-juives, et à présent, ça... Quelqu'un de gentil m'a tendu une petite bouteille d'eau minérale, en me demandant si ça allait. J'ai dit en sanglotant akol béceder, tout va bien, hébétée, l'impression d'être K.O debout : les discours étaient horriblement déchirants, surtout celui de sa  petite soeur. On aurait cru que sa mort datait de la veille...

J'ai envié le courage de sa famille, qui lui a adressé ces éloges, et ces derniers mots d'amour, tanouhi, repose toi, avouvati, ma chérie, moi quand j'ai perdu mon frère, il y a des années, j'étais tellement ahurie par le chagrin et le Témesta que je n'ai pas pu prononcer un seul mot, rien, devant la tombe encore ouverte. Il faut énormément de force pour arriver à parler à un mort, devant une foule, la voix étouffée par les sanglots qui montent.

J'ai revu ma mère, tapotant la terre fraîchement remuée sous laquelle il venait d'être enseveli, murmurant à voix basse "fais dodo, mon chéri..." comme si elle le bordait pour la nuit. 

Le soleil se couchait. La vue, au loin, était merveilleuse, des arbres, des fleurs, les champs,  et cette lumière si particulière juste avant le crépuscule...

Soudain une voix au micro a annoncé qu'on était tous conviés au moadon (5), pour une collation, les gens sont retournés à leurs voitures pour rentrer au kibboutz et j'ai embarqué avec des gens de Magen, un kibboutz voisin, prononcer maguène, comme pour Magen David Adom. (Ils ont salement ramassé aussi dans ce kibboutz, mais pas autant) Et c'est comme ça que j'ai pu entrer à Bé'eri... Dans la cour, un arbre immense vous accueille, il est extraordinaire, je n'ai pas pu résister à l'envie de le prendre en photo, comme une vraie touriste...

 Au moadon, où un délicieux buffet nous attendait, j'ai fait la connaissance de Malka, la grand-mère de Yarin, dont le mari, Patrick, était français, et qui est mort de chagrin, il y a peu de temps, le pauvre. Elle habite Magen, à côté. On était en train de se dire au revoir et bonne année, avec Malka, quand une mélodie très agréable a retenti : alerte aux missiles. Une jolie musique, presque en sourdine, entraînante... Eux au moins ils n'ont pas cette sirène hurlante et lugubre qui déchire les tympans et glace le sang, en ville...  

- Qu'est-ce qui se passe, ça vient d'où, de Gaza ? 

- D'Iran. Les ayatollahs nous bombardent. Rentrer à Beershéva ? Ça va pas la tête ? T'oublie, pour l'instant !!!" Et bon, franchement, c'était pas le moment. On est tous sortis du moadon,pour aller au hadarohel, la salle à manger du kibboutz, vaste, spacieuse, ultra-moderne. L'endroit le plus sûr du kibboutz. Dans laquelle au moins trois personnes ont été assassinées ce maudit 7 octobre 2023... En tout ils ont perdu 101 membres, et 23 travailleurs réguliers et occasionnels.

On a attendu là un bon moment. Mais la seconde salve de missiles a été tellement assourdissante -du fracas, des bris de verre, des chocs sourds et tout proches- qu'on a dû, par mesure de sécurité, tous descendre aux abris, sous le kibboutz. Là où on stocke les gros cartons, les boîtes de conserves et les produits d'entretien. Les gens étaient sur leurs téléphones, la chaîne 12 montrait l'arrivée des missiles iraniens sur les villes d'Israël, un vrai festival. Des feux d'artifice. Des boules de feu en enfilade... Vers neuf heures, on a pu sortir du miklat (5) et Hava, une des femmes qui nous servait au moadon, m'a ramenée sur sa calkiniote, sorte de tricycle à moteur, couvert, en me montrant, avant de me faire monter à côté d'elle, le trou fait par une balle dans la capote du véhicule, le jour maudit du 7 octobre. 

- Une chance que tu n'étais pas dedans, lui ai-je répondu. Elle a opiné du chef, levé les sourcils, soupiré, et elle a démarré son engin. Au portail, elle a arrêté tous les gens qui sortaient pour me trouver un tramp pour Beershéva... Et finalement, je suis rentrée avec Youssef, le gars responsable de la salle à manger, un Bédouin qui habite à Eshel Hanassi et qui était d'acc pour me ramener jusque-là : je venais de rater le bus pour Beershéva. Il a conduit à fond de train car chez lui, son fils de neuf ans était terrorisé par les alertes, pleurait et réclamait son père... Du coup, on a doublé mon bus sur la route et quand il m'a déposée je n'ai plus eu qu'à monter dedans.

Sympa comme tout, le gars. Son frère a combattu les terroristes et lui aussi est mort en héros.Tout ça pour dire qu'il ne faut pas mettre tous les Bédouins dans le même sac et les jeter avec l'eau du bain.

A la gare centrale, pas de bus : à cause de l'alerte, le service était arrêté, j'ai dû partager un taxi avec une fille qui allait aussi à Ramot, le quartier où j'habite. Et comme c'était bientôt Rosh Hashana le super d'en bas était encore ouvert, exceptionnellement, j'ai pu faire mes courses en rentrant, la caissière m'a raconté que pendant l'alerte aux roquettes iraniennes, tous les clients du magasin avaient été emmenés en bas, au miklat, et qu'ils avaient attendu, exactement comme nous, à Bé'eri. Si les gens avaient prié ? Oui, certains ont sorti des livres de téhilim et les ont dits pendant l'alerte, du fond du super.

Moi, à Bé'eri je n'ai vu personne prier, pendant l'alerte. Tout le monde s'est plus ou moins jeté sur son téléphone pour avoir des nouvelles ou en donner. Mais j'ai pu parler avec une responsable, qui m'a dit d'une voix triste et fatiguée  que oui, elle connaissait tous les membres. Dont la petite, que l'on venait d'enterrer.

La page du journal du Kibboutz (imprimé sur place, à la Bé'eri Printers, qui fonctionne par équipes et fonctionne jour et nuit) lui était consacré, ce 1er octobre.

Il paraît que Katznelson, dit Bé'eri, aurait dit, sur son lit de mort, qu'il était convaincu de l'éternité du peuple juif.

Et, de fait, les Egyptiens, les Babyloniens, les Assyriens, les Romains... Tous nos ennemis ont disparu, et nous, nous sommes toujours là.

Pourvu qu'ça dure...

Mazal tov, Be'eri !


Catherine Stora

Beershéva, 6 octobre 2024


Notes

(1) 1887-1944. "Le Jeune travaille et apprend".

(2) la Centrale syndicale.

(3) la caisse d'Assurance-Maladie.

(4) Parti travailliste.

(5) le club.

(6) l'abri collectif anti-bombes. L'abri individuel ou chambre-forte s'appelle le mamad.


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